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Les vétérinaires, des zèbres qui s’ignorent ?

Crédit photo @ Marine Slove
À l’heure où les progrès des neurosciences mettent sur le devant de la scène des profils cognitifs comme les Hypersensibles (HS) ou les Hauts Potentiels Intellectuels (HPI), qu’on appelle aussi zèbres ou surdoués, je m’interroge de plus en plus sur notre fonctionnement cognitif. Quand j’ose dire à un auditoire que les vétérinaires sont des gens intelligents, j’entends toujours un léger brouhaha dans l’assistance qui se met à regarder… ses pieds. Tabou ou fausse modestie ? Il semble en tout cas que nous ne soyons pas convaincus nous-mêmes de nos capacités intellectuelles élevées. Pourtant, le processus de sélection élitiste dont nous faisons l’objet ne laisse aucun doute là-dessus… De plus, avant même cette sélection, les profils intéressés par le métier de vétérinaire ont un attrait pour le règne animal, ce qui témoigne sans doute d’une disposition psycho-affective particulière. Ma question est donc la suivante : y aurait-il parmi nous un troupeau de zèbres qui s’ignorent (ou qui se cachent) ?

Une question légitime…

Si auparavant, on assimilait les HPI aux enfants en échec scolaire, il fait aujourd'hui largement consensus que cette corrélation présentait un biais non négligeable. En effet, les psychologues spécialisés ne voyaient arriver dans leur cabinet que les enfants présentant des problèmes scolaires, ce qui constituait d’ailleurs le motif de consultation. Aujourd’hui, si certains zèbres sont effectivement en échec scolaire, il est admis qu’à l’inverse, nombre d’entre eux maîtrisent suffisamment leur mécanique interne pour réussir scolairement. Il est donc fort probable que les grandes écoles abritent de nombreux étudiants HPI, bien au-delà du taux de prévalence national de 2,3% avancé par l’OMS.

Chez les vétérinaires, ce sont à la fois la manière dont nous sommes sélectionnés en France et la sensibilité qui nous caractérise qui légitiment la question. Prenez des jeunes-gens scolairement brillants, fascinés par le monde animal et qui décrivent souvent leur envie d’être vétérinaire comme une vocation dont ils ne se sont jamais départis. Mettez-les ensuite dans des classes préparatoires aux grandes écoles et remplissez-leur la tête de biologie, mathématiques, physique et chimie pendant deux ans. Faites-leur passer ensuite un concours ultra-sélectif en n’oubliant pas de les départager également sur leurs aptitudes littéraires avec le français et l’anglais. Qui restera-t-il dans la course à l’intégration en ENV, d’après vous ? La réponse est assez triviale : des étudiants ultra-polyvalents aux capacités intellectuelles élevées, dotés d’une puissance de travail hors norme et assortis d’une personnalité (hyper)sensible et perfectionniste... C’est certes un peu général et caricatural mais ça permet de mettre en perspective la question du haut potentiel dans la profession.

En quoi les cerveaux des HPI sont-ils différents ?

Les neurosciences ont pu apporter un début d’explication biologique à ce qui n’était jusqu’à présent que conjectures. L’IRM a montré que les HPI ont des fonctionnalités neurobiologiques spécifiques [1] [2] :

* Un plus grand nombre de connexions dans certaines zones du cerveau, et plus particulièrement celles dévolues à la résolution de tâches complexes ;

* Des gaines de myéline plus épaisses, ce qui augmente l’influx nerveux et donc la transmission des informations ;

* Une densité neuronale deux fois supérieure à la moyenne dans les lobes frontaux et pariétaux dédiés au raisonnement et à la sensorialité ;

* Un corps calleux plus développé qui permet d’assurer une meilleure communication entre les hémisphères du cerveau et favoriserait la pensée « en arborescence » (une idée en amenant une autre, qualificatif par ailleurs controversé) ;

* En outre, il semble que l’amygdale du cerveau (qui décode les stimuli afin de pouvoir orienter et dicter des réactions comportementales) détecte des signaux plus bas et réagit donc plus fortement aux stimuli sensoriels, conférant au HPI ce qu’on appelle aujourd’hui l’hypersensibilité (attention, tous les HS ne sont pas HPI).

Bref, le cerveau des HPI dispose d’une anatomo-physiologie qui lui confère une connectivité cérébrale plus importante et donc une plus grande capacité à capter et à traiter l’information.

Sachons tout de même raison garder

Il convient de rester prudents car il s’agit d’un sujet “à la mode”, autour duquel s’est monté un véritable business (dont certains dénoncent même les dérives sectaires !). C’est vrai qu’aujourd’hui, tout le monde est hypersensible et tous les enfants sont suspectés d’être HPI à un moment ou à un autre… En outre, pour ce qui est des tests de QI, les spécialistes eux-mêmes peinent à se mettre d’accord. Le test de QI WAIS IV (Wechsler Adult Intelligence Scale, dans sa quatrième version) présente un certain nombre de biais et de limites. D’abord parce qu’il n’existe aucun consensus scientifique sur l’intelligence humaine, ensuite parce qu’il présente incontestablement des biais socio-culturels et enfin parce que les performances aux tests contiennent une part de variance inexpliquée [3]. En outre, il ne permet pas d’établir un score pour les QI dits « hétérogènes » (lorsqu'il y a trop d’écart entre les différents indices), donnant l’impression que ce type d’intelligence qui ne “rentre pas dans les cases” du test est non mesurable, ce qui est une bonne illustration de ses limites.

En outre, l’intelligence est une variable continue, évolutive au cours de la vie et il semble hasardeux de scinder la population en deux : les “normo-pensants” (terme qui me fait horreur) jusqu’à 129 et les “neuro-atypiques” à partir de 130 (sur l’échelle de Wechsler [3]), comme si ce seuil constituait un point d’inflexion brutal et que toutes les personnes ayant un QI supérieur ou égal à ce chiffre arbitraire formaient un groupe homogène avec un mode de fonctionnement identique [4].

De plus, de nombreuses idées reçues circulent sur les HPI et il convient de se méfier de l’effet Barnum, ce biais cognitif qui consiste en une description vague et générale d’un ensemble de traits de personnalité dans laquelle chacun peut plus ou moins se retrouver (c’est ce qui est d’ailleurs utilisé dans les horoscopes). Avoir besoin de trouver du sens à nos actions, être sensible, avoir de l’empathie et détester l’injustice sont fort heureusement des caractéristiques partagées par de nombreux êtres humains … Bref, cet engouement pour les HPI nous invite à faire preuve de sens critique !

Quelles conséquences pour les vétérinaires HPI ?

Pour autant et après avoir pris ces précautions liminaires, on peut dire que les HPI sont des hyperactifs cérébraux, dont la pensée est en perpétuel mouvement et qui essaient tant bien que mal de maîtriser leur fonctionnement interne. Ils ont une curiosité insatiable et une soif d’apprendre inextinguible, ce qui les conduit à s’ennuyer rapidement s’ils ne sont pas assez stimulés intellectuellement. Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure ces caractéristiques contribuent chez nous au boom des spécialisations (quoi de plus grisant pour un véto zèbre qu’une résidence pour se replonger dans des études bibliographiques et des cas complexes). Par ailleurs, leur neurotype leur confère une grande créativité, parfois difficile à exprimer dans le cadre très scientifique et protocolaire de la démarche clinique. Il serait là aussi intéressant de se demander si cela pourrait avoir une influence sur les désertions précoces du secteur libéral (près d’une désinscription sur deux au tableau de l’Ordre concerne un vétérinaire de moins de 40 ans, ce qui correspond à une centaine de consœur·frère·s par an [5]).

Au travail, ceux d’entre eux qui méconnaissent leur neuroatypie peuvent se heurter au fonctionnement et aux raisonnements des autres, ce qui rend le travail en équipe difficile. À l’inverse, ceux qui connaissent et maîtrisent leur fonctionnement cérébral parviennent à en exprimer toute la puissance. Ils sont alors capables de prendre des décisions stratégiques et de régler des problèmes complexes. Le travail agit sur eux comme un excitant, ils disposent d’une force de travail hors norme et sont perfectionnistes, parfois à l’excès car ils ont l’impression de toujours pouvoir faire mieux. Le revers de la médaille ? Ils s’exposent au surinvestissement intellectuel et sont donc très sensibles au burn-out. Ils pourraient également avoir tendance à se dévaluer et à souffrir d’un sentiment d’imposture [6] qui les pousse à travailler toujours plus. Il serait en outre intéressant de savoir si le fait que plus d’un tiers des vétérinaires soient workaholiques [7], c’est à dire entretiennent une relation de dépendance psychologique vis-à-vis de leur travail, peut être relié d’une manière ou d’une autre à leur profil cognitif. De plus, l’intensité avec laquelle ils se confrontent au monde conscientise chez eux les problèmes existentiels, telles que la vieillesse, la maladie, la pauvreté, la solitude ou la mort, autant de problématiques auxquelles les praticiens sont quotidiennement confrontés.

Découvrez en podcast sur Vet’o micro : Épisode #13- Doan Tran, décalage et quête de légitimité : récit d’un vétérinaire HPI

Quels ajustement et solutions ?

Depuis peu, les entreprises s’intéressent au recrutement de ces talents et tentent d’ajuster leur management à ces profils particuliers pour créer le terreau fertile à l’expression de leur potentiel. C’est le cas depuis peu dans la nôtre (dans le Groupe de presse professionnel qui héberge Vétojob). Notre Direction des Ressources Humaines a organisé récemment une « Revue des Talents » pour cartographier les compétences, gérer les plans de formation et organiser les plans de succession. Dans la cartographie choisie figure une case “hauts potentiels” dans laquelle les HPI ont leur place. Les entreprises vétérinaires du secteur libéral sont encore loin de ces réflexions. Pourtant, s’il s’avère correct qu’il y a de nombreux HPI parmi nous (ce qu’on ne sait pas à ce jour), mieux comprendre leur fonctionnement apparait comme un enjeu de taille pour les intégrer au sein des équipes et mieux les manager. Notamment, il convient avec eux de mettre de côté le management directif et autoritaire pour s’orienter vers une relation de confiance qui leur laisse une grande liberté et autonomie. Il faut également leur permettre de résoudre des problèmes complexes, d’étancher leur soif d’apprentissage et de satisfaire leur besoin intellectuel... Cela étant dit, ces grandes directives me semblent convenir à de nombreux confrères, HPI ou non (effet Barnum ?).


A ce jour, aucune étude ne démontre qu’il y a plus de zèbres parmi les vétérinaires que dans les autres formations bac +5 et plus. En outre, compte tenu des préjugés qui circulent sur le sujet, aucune consœur ni aucun confrère ne crie sur tous les toits qu’il est un zèbre. Cela étant, même lorsqu’ils ne sont pas HPI, les vétérinaires ont des QI élevés et il est nécessaire d’en tenir compte dans la manière dont nous souhaitons voir évoluer notre cursus français et plus largement notre profession. Si on ne modifie pas notre méthode de sélection et que nous continuons à intégrer des “très hauts QI” à nos écoles, comment adapter les postes proposés pour qu’ils répondent aux exigences des vétérinaires en termes de stimulation intellectuelle, de créativité et de perspectives d’évolution professionnelles stimulantes ? Un sacré challenge…

 

Marine Slove,
Vétérinaire & Éditrice associée


Ressources documentaires et bibliographiques :

[1] M. MIEL, Haut potentiel : êtes-vous un adulte surdoué sans le savoir, Le Figaro abonnés, mai 2022 ;

[2] O. REVOL et al., Hemispheric Differences in White Matter Microstructure between Two Profiles of Children with High Intelligence Quotient vs. Controls: A Tract-Based Spatial Statistics Study, Front. Neurosci., 03 April 2017, Sec. Child and Adolescent Psychiatry [En ligne]. Disponible sur : https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fnins.2017.00173/full [Consulté le 5 septembre 2022] ;

[3] Quotient intellectuel, Wikipédia [En ligne]. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Quotient_intellectuel [Consulté le 5 septembre 2022] ;

[4] E. FEYTIT, Podcast Meta de choc épisode #16- Contes et légendes de l’intelligence avec la psychologue Stéphanie AUBERTIN [En ligne]. Disponible sur : https://metadechoc.fr/podcast/contes-et-legendes-de-lintelligence/ [Consulté le 17 juillet 2022] ;

[5] La prospective à l’épreuve des données observées, Revue de l’Ordre national des vétérinaires, n°82, août 2022 ;

[6] S. WILFORD, Le syndrome de l’imposteur chez le vétérinaire, [En ligne]. Disponible sur : https://see-my-vet.fr/le-syndrome-imposteur-chez-le-veterinaire/ [Consulté le 7 septembre 2022] ;

[7] D. TRUCHOT et al. , La santé au travail des vétérinaires : une recherche nationale, 2022, [En ligne]. Disponible sur : https://www.veterinaire.fr/system/files/files/2022-06/Rapport%20Cnov%20et%20V%C3%A9tos%20Entraides%20VFinale%2013062022.pdf [Consulté le 7 septembre 2022].

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