L’omniprésence des moyens de communication dans notre vie rend la frontière entre la vie pro et la vie perso assez floue… Inscrit dans le Code du travail depuis 2016, le droit à la déconnexion vise donc à préserver l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle des salariés. Il s'agit du droit pour tout salarié de ne pas être connecté à des outils numériques professionnels en dehors de son temps de travail. Dans notre secteur, cette notion prend une dimension particulière car les vétérinaires sont souvent confrontés à des gardes et des urgences imprévisibles, des horaires étendus et une charge émotionnelle élevée, rendant la déconnexion difficile. De plus, la taille réduite de certaines structures vétérinaires complique la mise en place de chartes ou d'accords collectifs sur le droit à la déconnexion.
Une nécessité née de l’hyperconnexion
Cela va sans dire, mais mérite d’être rappelé : le droit à la déconnexion est le droit reconnu à chaque salarié de ne pas être joignable en dehors de son temps de travail. Cela concerne notamment les appels, mails, SMS ou messageries instantanées à caractère professionnel.
L’objectif est triple : garantir les temps de repos, favoriser le respect de la vie personnelle et protéger la santé des salariés. Mais attention, il ne s’agit pas d’un droit au farniente, mais d’un droit à la frontière : celle qui sépare le temps de travail du temps pour soi. En filigrane, il faut y voir un enjeu de santé mentale.
Dans une société où les notifications s’invitent au petit déjeuner et où un e-mail reçu à 21h appelle parfois une réponse immédiate, on comprend pourquoi les risques psychosociaux explosent : surcharge cognitive, perte de sommeil, burn-out. La profession vétérinaire n’y échappe pas, bien au contraire, car elle cumule de nombreux facteurs aggravants : astreintes fréquentes, pression affective des clients, gestion d’urgences vitales, solitude professionnelle dans les zones rurales, sans oublier l’impact émotionnel de l’euthanasie ou de l’échec thérapeutique.
La pandémie de COVID-19 a agi comme un catalyseur : en l’absence de frontières claires entre travail et maison, de nombreux vétérinaires ont vu leur équilibre vaciller. Et pourtant, la déconnexion semble encore bien loin des préoccupations collectives de la profession…
Métiers vocationnels : la fatigue d’être indispensable
Être vétérinaire, c’est plus qu’un emploi. C’est un engagement, souvent même une vocation. Dans l’imaginaire collectif – et parfois dans les faits d’ailleurs – le vétérinaire ne « décroche » jamais vraiment. Il ou elle est là quand l’animal souffre, même en pleine nuit. Il est consulté le dimanche par un voisin, appelé au débotté pour « juste un petit conseil » ou happé par des urgences bien réelles. Le numérique n’a fait qu’accentuer cette disponibilité permanente.
Dans les structures vétérinaires, où la taille des équipes est souvent modeste, la charge est peu redistribuable. Il n’est pas rare que les vétérinaires, qu’ils soient praticiens libéraux, salariés ou associés, portent une large partie des responsabilités, y compris en dehors de leurs horaires formels. Difficile, dans ce contexte, de poser son téléphone et de ne plus répondre à un propriétaire inquiet, même après 20 heures. Et pourtant, c’est peut-être justement parce que ce métier est si prenant qu’il est crucial de s’interroger sur les limites de l’engagement.
Le paradoxe est cruel : le vétérinaire est indispensable, mais il s’épuise à l’être. Selon plusieurs études, près d’un vétérinaire sur trois présenterait des symptômes de burn-out. En France, la profession figure parmi les plus touchées par la détresse psychologique, avec un taux de suicide supérieur à la moyenne nationale. Un article de l’AVMA (American Veterinary Medical Association) publié en 2024 et l’enquête de Véto-Entraides en 2022 aboutissent à un constat similaire : le déséquilibre entre vie pro et vie perso constitue l’un des principaux facteurs de stress dans la profession et la première cause de reconversion.
Dans ce contexte, la déconnexion n’est plus un luxe : c’est un impératif de survie professionnelle. Elle ne consiste pas à abandonner ses responsabilités, mais à apprendre à les partager, à les cadrer, à les ritualiser. Certaines structures ont commencé à mettre en place des plages de non-sollicitation, à organiser des rotations d’astreinte mieux encadrées, à fixer des règles de communication interne (pas d’e-mails en soirée, pas de messages en dehors des horaires sauf urgence réelle, par exemple). Il ne s’agit pas de rigidité, mais de respiration.
Un droit encore peu structuré dans la profession
Concrètement, depuis le 1er janvier 2017, c’est un droit applicable à tous les salariés, quel que soit leur temps de travail et la taille de l’entreprise. Pour celles de plus de 50 salariés, la mise en place doit faire l’objet d’une négociation annuelle et, à défaut d’accord, l’employeur est tenu de consulter le CSE (Comité social et économique), l’instance de représentation du personnel dans l’entreprise, avant de mettre en place une charte détaillant les modalités de mise en œuvre (article L.2242-17 du Code du travail). Pour les plus petites entreprises, la responsabilité repose sur l’employeur au titre de son obligation de sécurité (article L.4121-1 du Code du travail).
Juridiquement, le droit à la déconnexion s’applique donc (pour l’instant ?!) aux vétérinaires salariés des structures, aux ASV, aux personnels administratifs. Pour les indépendants, il ne s’agit pas d’un droit opposable, mais il peut inspirer des pratiques de gestion du temps. Or, à l’heure actuelle, peu de structures vétérinaires ont réellement formalisé une politique de déconnexion. Les chartes sont rares, les discussions collectives encore plus. Les causes ? Manque de temps, culture de l’abnégation, crainte de « perdre » un client ou une urgence. Mais aussi, parfois, le poids d’une hiérarchie peu sensibilisée à ces enjeux.
Et pourtant, initier une réflexion sur la déconnexion au sein de l’équipe peut s’avérer libérateur : cela permet d’identifier les temps morts, de mieux répartir les tâches, de réfléchir à la pertinence de certains canaux de communication. Cela permet aussi de redonner du sens au travail, en recentrant l’attention sur l’essentiel : soigner, accompagner, conseiller… et non répondre en flux tendu à toutes les sollicitations.
Pourtant, le respect de ce droit est crucial pour prévenir les risques psychosociaux et favoriser le bien-être des professionnels. Des mesures telles que la mise en place de plages horaires de non-sollicitation, la sensibilisation à l'usage raisonnable des outils numériques et l'organisation de la continuité des soins peuvent être envisagées.
Déconnecter pour mieux se reconnecter
Entendons-nous bien, la déconnexion n’est pas un retrait du monde, mais une meilleure manière d’y être présent. Le droit à la déconnexion présente le double enjeu de préserver la sphère privée mais également de protéger la santé (physique et mentale) de chacun. Un vétérinaire reposé, recentré, préservé, sera plus attentif à ses patients, plus disponible pour ses clients, plus inspiré dans ses diagnostics.
Et si le droit à la déconnexion était une première étape pour sortir d’un modèle sacrificiel du soin ? Le dévouement n’implique pas l’épuisement. Le respect du vivant commence aussi par le respect de soi. Déconnecter, c’est aussi se reconnecter à ses envies profondes, à ce qui a motivé le choix de ce métier. C’est se donner le droit d’aimer encore ce que l’on fait, sans se perdre dedans. Ce n’est pas une injonction à ralentir, mais un appel à durer.
Car la loi définit un cadre mais pas les modalités de mise en œuvre… Chaque structure doit donc trouver le dispositif qui lui convient le mieux. L’idée générale est de parvenir à combiner des mesures de sensibilisation (formations sur les outils numériques et la détection des risques par exemple), des mesures de prévention (utilisation des fonctionnalités de certaines messageries par exemple pour les mails d’absence, les envois différés…) et des mesures de régulation (plus contraignantes, comme le blocage du serveur de messagerie sur certaines plages horaires, elles sont rarement mises en place).
Dernier point, et non des moindres : le Code du travail ne prévoit aucune sanction spécifique pour défaut de mise en œuvre des dispositions légales relatives au droit à la déconnexion. Toutefois, il faut garder à l’esprit qu’un employeur peut être sanctionné au pénal s’il n’a pas respecté son obligation de négociation sur la qualité de vie au travail, incluant le droit à la déconnexion (article L.2243-2).
Un droit individuel mais une responsabilité collective
En conclusion, le droit à la déconnexion est aujourd’hui une nécessité pour assurer la santé mentale et physique des vétérinaires. Il est essentiel d'adapter les pratiques professionnelles pour permettre une véritable déconnexion, tout en garantissant la qualité des soins aux animaux. Le droit à la déconnexion n’est ni un gadget ni une utopie. C’est une réponse concrète à un besoin vital. Dans les structures vétérinaires, il nécessite une prise de conscience collective, des ajustements organisationnels, et parfois une évolution culturelle.
Il ne s’agit pas de tout révolutionner, mais d’ouvrir un espace de discussion : comment faire en sorte que chacun, vétérinaire comme ASV, puisse se ressourcer sans culpabiliser ? Quelle est la juste place du numérique dans nos échanges ? Quel équilibre souhaitons-nous entre la continuité des soins et le respect du temps personnel ? La réponse n’est pas unique. Mais poser la question, c’est déjà amorcer le changement. Alors non, le droit à la déconnexion n’est pas un effet de mode, c’est une urgence de moins en moins silencieuse. Et il est temps de se donner les moyens d’y répondre.
Annabelle Orszag,
Vétérinaire
Ressources documentaires et bibliographiques :
[1] Truchot D. La santé au travail des vétérinaires : une recherche nationale, enquête menée en lien avec Vétos-Entraide et l’Ordre des vétérinaires. Étude quantitative (3 244 réponses, 17,5 %) + qualitative (39 entretiens, 64 h, 390 h de retranscription). [En ligne] Disponible sur : vetos-entraide.com/enquete-souffrance-veterinaire/ [consulté le : 26 juin 2025]
[2] Volk JO, Schimmack U, Strand EB, Reinhard A, Hahn J, Andrews J, et al. Work‑life balance is essential to reducing burnout, improving well‑being. J Am Vet Med Assoc. 2024;262(7):950–957. DOI :10.2460/javma.24.02.0135. [En ligne] Disponible sur : avmajournals.avma.org/view/journals/javma/262/7/javma.24.02.0135.xml [consulté le : 26 juin 2025]