Poussé par la conviction que chacun devrait « faire ce qu’il lui plaît avant tout », Mathieu a aimablement accepté de répondre à nos questions. Il nous ouvre la porte d’un monde qui pourrait être celui de demain, sans fausses promesses ni détours. Car oui, l’utilisation massive de l’intelligence artificielle pose également de nombreuses questions, d’ordre éthique et écologique notamment. Le secteur vétérinaire est-il prêt à accueillir ces transformations ?
Quels ont été tes premiers contacts avec l’IA et comment s’intègre-t-elle dans ton quotidien de praticien ?
Mon premier véritable contact avec l’intelligence artificielle a eu lieu lors d’une conférence. L’intervenant y présentait un outil capable, à partir de quelques notes griffonnées, de générer automatiquement un compte-rendu parfaitement adapté au client. Ce jour-là, j’ai compris que l’IA n’était pas un gadget. C’était une révolution, et il était urgent pour nous, vétérinaires, de ne pas rester sur le quai.
J’utilise maintenant l’intelligence artificielle tous les jours, sans exception. En consultation, elle m’assiste dans la rédaction des comptes rendus médicaux, libérant ainsi du temps précieux. Mais elle est aussi ce second regard bienveillant avec qui je peux échanger sur des cas complexes.
Pour mes équipes, l’IA est devenue une alliée précieuse : elle facilite la réalisation des inventaires et nous a permis de concevoir des outils pédagogiques immersifs (simulation d’appels de clients délicats, situations cliniques complexes…).
Nous avons même développé une maquette d’assistant virtuel, un « chatbot » vétérinaire, capable d’interagir avec les propriétaires avant la consultation. Il collecte les éléments commémoratifs pertinents et permet d’orienter le diagnostic dans plus de 80 % des cas, avant même que l’animal n’ait franchi la porte de la clinique.
La communication bénéficie aussi de cet apport. L’IA nous aide à répondre aux avis en ligne, à élaborer du contenu pour les réseaux sociaux, mais aussi à rédiger des messages sensibles comme un document récapitulant de façon claire et empathique les différentes options existantes après l’annonce d’un diagnostic difficile. Cela me permet de gagner jusqu’à 30 minutes par dossier, tout en améliorant leur compréhension en toute sérénité.
Au sein de l’équipe, j’ai conçu un outil d’évaluation morale qui permet, en quelques clics, d’avoir une vision d’ensemble de l’état d’esprit de chacun. Dès qu’un collaborateur entre en zone de fragilité, un signal d’alerte est transmis à son manager pour qu’un échange puisse être rapidement engagé.
Nous avons aussi produit des vidéos d’accueil pour nos nouvelles recrues. Avant même leur premier jour, elles découvrent nos valeurs, l’équipe, les règles de fonctionnement. Ces contenus, générés avec l’aide de l’IA, facilitent leur intégration tout en affirmant notre culture d’entreprise.
Sur un plan plus personnel, je traite aujourd’hui une partie de mes mails avec une assistance IA, divisant par deux – voire trois – le temps que j’y consacre. L’IA m’accompagne aussi dans des tâches souvent négligées mais cruciales : gestion des impayés, rapprochements bancaires, suivi du registre des stupéfiants…
Pour moi, toute tâche répétitive, rébarbative, non valorisée par le client mais indispensable au bon fonctionnement d’une structure, doit être repensée. L’IA – ou a minima l’automatisation – n’est pas un luxe mais une nécessité. Assister nos équipes, c’est leur redonner de l’espace pour faire ce qui compte vraiment.
Selon toi, quel accueil la profession vétérinaire réserve-t-elle ou est-elle susceptible de réserver à l’intelligence artificielle ?
J’ai été confronté aux réticences face à l’intelligence artificielle dès les toutes premières démonstrations que j’ai organisées… y compris dans mon propre cercle professionnel. Les retours ont été timides, voire franchement sceptiques.
Avec le temps, j’ai surtout compris une chose essentielle : toute innovation, aussi prometteuse soit-elle, suscite des peurs légitimes. Ce n’est qu’en expliquant, patiemment, comment fiabiliser l’outil et en définissant clairement le rôle qu’on lui attribue dans l’organisation que l’intérêt commence à émerger.
La plus grande crainte des vétérinaires, c’est de voir l’IA se substituer à l’humain. Mais dans une profession sous tension constante, où le recrutement est un défi permanent, où la charge mentale explose, où le taux de suicide est dramatiquement élevé, où les critiques tarifaires viennent souvent de personnes déconnectées des réalités… l’intelligence artificielle ne remplace pas : elle soutient, elle allège, elle protège.
Je le répète souvent : on ne force pas un âne à boire s’il n’a pas soif (avec toute l’estime que je porte à mes consœurs et confrères). Ceux qui sautent le pas aujourd’hui sont soit des profils technophiles, soit des praticiens en saturation, à la recherche d’une bouée pour ne pas sombrer.
Comment l’IA peut-elle répondre aux enjeux écologiques aujourd’hui ? Son utilisation est particulière gourmande en ressources. Dans un contexte climatique sous tension, ne faudrait-il pas réguler ou limiter son utilisation ?
Les enjeux écologiques sont aujourd’hui bien plus critiques qu’ils ne l’étaient au moment de l’émergence d’Internet ou du téléphone portable. Dans ce contexte, ajouter une nouvelle technologie énergivore comme l’intelligence artificielle peut sembler irresponsable, voire absurde. Je ne cherche pas à minimiser cette réalité. Je la rappelle d’ailleurs systématiquement dans mes formations : le coût environnemental de l’IA est réel.
Mais je m’efforce aussi de contextualiser. À l’échelle d’une structure vétérinaire, d’autres postes de consommation pèsent souvent bien plus lourd sur le bilan carbone qu’un usage réfléchi de l’intelligence artificielle. Les déplacements, les équipements, les consommables, le chauffage, la climatisation, les chaînes logistiques internationales… La difficulté, aujourd’hui, c’est que nous vivons une époque où l’espérance de vie d’un modèle d’IA est de 6 à 10 mois. Cela rend extrêmement complexe l’évaluation précise de son empreinte environnementale : le temps qu’une étude soit lancée, le modèle est déjà obsolète, remplacé par un autre. Les données, selon les sources, sont très divergentes – que ce soit sur la consommation d’eau, d’énergie ou sur les émissions indirectes.
Certains misent déjà sur des solutions futuristes (des programmes visant à déplacer dans l’espace les centres de calcul pour réduire l’impact thermique sur la planète !) mais soyons lucides : à ce jour, la seule manière d’annuler l’impact écologique de l’IA… c’est de ne pas l’utiliser.
Est-ce réaliste ? Pas dans le monde tel qu’il va. Ce que je peux faire, à mon niveau, c’est contribuer à réduire l’empreinte collective de cette technologie en partageant mon expérience, en formant les praticiens à des usages sobres, utiles, ciblés. Je suis pragmatique. L’IA est là, elle ne repartira pas. Mais elle peut – et doit – être pensée avec conscience, modération et responsabilité. Car si nous ne pouvons stopper la machine, nous pouvons choisir la manière dont nous la faisons avancer.
Enfin, je veux bien que tu nous parles de ta vision du monde vétérinaire de demain : faut-il s'attendre à une fracture entre les vétos réfractaires à l’IA et les autres ?
À mes yeux, l’intelligence artificielle est déjà devenue indispensable dans notre quotidien de praticien. Ce qui fera sa véritable pertinence à l’avenir, ce n’est pas tant sa puissance brute que sa capacité à s’intégrer harmonieusement dans nos outils métier. Dès que l’IA sera intégrée de façon fluide, naturelle, dans une solution tout-en-un, l’ergonomie primera. Et, comme toujours, nous nous tournerons vers ce qui simplifie nos journées sans altérer notre autonomie de pensée.
Des signaux forts nous viennent déjà de l’international. En Chine, un hôpital pilote a récemment ouvert, capable de prendre en charge les patients sous la supervision d’une intelligence artificielle, assistée par des infirmières humaines. On peut légitimement s’interroger sur la place laissée aux médecins dans ce modèle – leur rôle étant désormais de valider les diagnostics, plus que de les produire. Ce type de schéma pourrait, un jour, se rapprocher de notre réalité, mais il reste encore de nombreuses étapes à franchir : l’acceptation du grand public, celle des vétérinaires eux-mêmes, l’encadrement par les instances ordinales et les ajustements législatifs…
Dans un autre registre, certaines entreprises développent déjà des robots mobiles capables d’accueillir les clients à l’entrée d’une clinique, de les accompagner jusqu’en salle d’attente ou de consultation. D’autres transportent les petits animaux hospitalisés d’un service à l’autre, croisent leurs homologues qui, eux, acheminent le matériel entre la stérilisation et les blocs opératoires… Ce qui relevait hier de la science-fiction devient aujourd’hui un prototype, et demain peut-être, une norme.
Alors oui, une fracture pourrait apparaître entre les praticiens qui refusent d’emblée ces évolutions et ceux qui les accueillent avec lucidité. Mais je crois davantage à une mosaïque qu’à une fracture. Ce que je défends, c’est une vision équilibrée, humaine, réfléchie. Une collaboration entre l’humain et la machine, où la technologie n’est pas là pour remplacer, mais pour soutenir. Et où la richesse du monde vétérinaire résidera précisément dans sa capacité à conjuguer ces différentes approches avec cohérence, sens… et intelligence.
Merci Mathieu pour cet échange passionnant. Le doute n’est plus tellement permis : il est certain que l’Intelligence Artificielle est en train de modifier en profondeur la façon dont nous exerçons notre profession de vétérinaire. Ce sont nos convictions personnelles et sensibilités profondes qui guideront notre choix entre sauter dans le train en marche ou attendre prudemment le suivant.
Propos recueillis par Astrid de Boissière,
Vétérinaire