Contrairement à ce qu’il se passe chez nos amis les bovidés, les ruminations ne sont pas un indicateur de bonne santé physique ! En effet, chez nous, elles sont plutôt délétères et nuisent à notre épanouissement personnel et professionnel.
Définir les ruminations mentales pour mieux les comprendre
Les ruminations sont des pensées récurrentes, répétitives et négatives autour d’un sujet ou d’un événement. Elles sont tournées vers le passé ou vers le futur mais ne concernent jamais le moment présent. Elles se mettent en place en tant que réponse à une détresse : elles sont une stratégie d’adaptation pour faire face à un sentiment ou une situation désagréable.
La personne qui rumine a l’impression que son cerveau tourne en boucle, qu’elle est bloquée dans une spirale de pensées négatives et incontrôlables. Les ruminations apparaissent généralement lorsque le cerveau est le plus disponible : dans la voiture, entre deux consultations, sous la douche, au moment de se coucher…
Il existe plusieurs types et modèles de ruminations. Le professeur Edward Watkins a développé une approche basée sur le mode de pensée qui les sous-tend. Il distingue en effet deux styles de pensées : celles de style abstrait analytique et celles de style concret1.
Dans le mode abstrait, on a tendance à se poser des questions commençant par « pourquoi ? » ou « et si… ? » Par exemple « je dois réintervenir après une chirurgie, pourquoi est-ce toujours à moi que cela arrive ? » ou « et si j’avais fait une échographie à mon patient, je ne serais pas passé à côté du diagnostic. »
Dans le mode concret, on est orienté vers la recherche de solutions : on se pose des questions commençant par « comment ? » Par exemple, « comment améliorer mon protocole anesthésique pour diminuer encore l’incidence des complications ? »
Les ruminations ne sont donc pas nécessairement problématiques. Il s’agit à la base d’un processus normal, qui devient dysfonctionnel lorsque cela ne déclenche pas de passage à l’action. La personne reste alors dans un style de pensées abstrait, passe plus de temps à penser qu’à agir et se retrouve prise dans un cycle sans fin.
L’impact des ruminations sur la santé des vétérinaires
Les vétérinaires rencontrent au quotidien des situations qui peuvent faire le lit des ruminations mentales. Même si ce trouble n’a pas été étudié isolément dans la profession, certaines études suggèrent que les ruminations sont utilisées comme une stratégie négative de gestion du stress au travail2, avec un impact négatif sur la santé mentale. Les femmes vétérinaires notamment ont plus tendance à ruminer que leurs homologues masculins3.
Loin d’être anodines, les ruminations dysfonctionnelles affectent tous les pans de la santé. Tout d’abord, elles créent un cercle vicieux : le cerveau tente de résoudre un problème mais l’écart entre la réalité et l’idéal est trop grand, ce qui nous met en situation d’échec. Cela nous pousse à ruminer toujours plus sans passer à l’action. Les pensées négatives nous rendent elles-mêmes plus pessimistes et moins efficaces dans la recherche de solutions. Un véritable auto-sabotage !
Sur le long terme, les ruminations impactent la santé mentale. Elles provoquent une charge mentale accrue, en surchargeant le système cognitif et nous laissant épuisés mentalement. Elles augmentent le risque de souffrir d’anxiété, de dépression et de troubles du sommeil. Elles favorisent également les comportements compensatoires comme les addictions (alcool…) ou les troubles du comportement alimentaire.
Par ailleurs, les ruminations détériorent les performances, notamment au travail : elles diminuent la motivation à agir, provoquent des troubles relationnels et impactent négativement la mémoire et les facultés de concentration. Or, être en pleine possession de ses moyens est particulièrement important dans le monde vétérinaire, où tout va vite et où il faut enregistrer et traiter de nombreuses informations chaque minute.
Enfin, les ruminations mentales dégradent l’humeur en créant du stress émotionnel. Lorsqu’elles persistent dans le temps, elles diminuent la satisfaction globale de la vie.
Les pistes d’action pour sortir du cycle des ruminations
« Allez, arrête de ruminer ! » Si seulement c’était si simple… Par définition, les ruminations arrivent sans qu’on puisse y faire grand-chose. L’objectif n’est donc pas tant de les éliminer que de les atténuer, de diminuer leur impact négatif et de les rendre plus productives.
La première étape est de les identifier, soit pendant que l’on rumine (« tiens, je ressasse encore ce mauvais avis Google »), soit a posteriori (« est-ce que j’ai ruminé aujourd’hui ? »). On peut activer des rappels sur son téléphone pour y penser, ou faire l’effort de le noter sur un carnet. Il est possible d’utiliser des outils comme les colonnes de Beck, qui permettent d’identifier et de contextualiser ses pensées négatives.
Dans un second temps, une des stratégies pour diminuer les ruminations est de réaliser plus d’activités plaisantes et absorbantes. Cela peut être un puzzle, des jeux vidéo, la pratique d’un sport… Le cerveau ne pouvant pas accorder pleinement son attention à deux choses en même temps, le temps consacré à l’activité absorbante sera du temps passé en moins à ruminer.
D’autres techniques peuvent être utilisées, comme la pleine conscience, la méditation, la relaxation de Jacobson (qui consiste à contracter puis relâcher différentes parties du corps)… Ce sont toutes des activités qui demandent de se concentrer sur le moment présent et les sensations physiques. En portant son attention sur autre chose, on fait automatiquement cesser les ruminations… Jusqu’à ce qu’elles reviennent de plus belle, c’est pourquoi ces techniques demandent un peu de pratique et de bienveillance envers soi-même.
En parallèle, il est possible de réaliser un entraînement à la concrétude, c’est à dire de s’entraîner à faire basculer ses pensées du mode abstrait (« pourquoi est-ce que tant de clients ne veulent plus passer avec moi ? ») au mode concret (« comment est-ce que je pourrais faire pour ne plus me retrouver dans cette situation ? »). Cela peut se faire à l’aide d’un psychologue formé aux Thérapies Comportementales et Cognitives.
Enfin, étant donné que les ruminations peuvent faire glisser vers l’anxiété ou la dépression, il ne faut pas hésiter à solliciter une aide psychologique et médicale si l’on en ressent le besoin.
Comme le dit justement Shakespeare, « rien n’est bon ni mauvais en soi, tout dépend de ce que l’on en pense. » Les pensées ont un pouvoir fabuleux mais elles peuvent également, malheureusement, nous mener la vie dure. C’est le cas avec les ruminations, si fréquemment présentes chez les vétérinaires dont les personnalités perfectionnistes supportent mal l’échec. Revenir au moment présent autant de fois que nécessaire demande un réel entraînement mais permet d’alléger le poids des pensées négatives.
Astrid de Boissière,
Vétérinaire
Ressources documentaires et bibliographiques :
[1] Watkins E, Moulds M. Distinct modes of ruminative self-focus: impact of abstract versus concrete rumination on problem solving in depression. Emotion. 2005 Sep;5(3):319-28. [Consulté le : 29 avril 2025] ;
[2] Batchelor C., McKeegan D. Survey of the frequency and perceived stressfulness of ethical dilemmas encountered in UK veterinary practice. Vet. Rec. 2012;170:19. [Consulté le : 29 avril 2025] ;
[3] Emmett L., Aden J., Bunina A., Klaps A., Stetina B.U. Feminization and Stress in the Veterinary Profession: A Systematic Diagnostic Approach and Associated Management. Behav. Sci. 2019;9:114. [Consulté le : 25 février 2025].